Résidence/Mission Stendhal de l’institut français.
Voyage en Argentine, avril 2017.




NORTE
Buenos Aires, le sentiment que tout s’improvise.
Depuis des mois je tente de nouer des contacts, «à la parisienne».
Prévoir, organiser, planifier cette parenthèse argentine.
Mais, comme le pays, mouvant, au jour le jour.
Arrivée à Buenos Aires, tout s’accélère.
Les rencontres et face à faces, le contact direct et généreux.
J’ai peur
Du projet papier, le voyage dans le nord se dessine.
Pauvreté extrême, analphabetisation, images déroutantes des vidéos envoyées par une association d’aide au peuple Chané.
Peur de se sentir déplacée, intrusive.

Un rendez vous au Musée Ethnographique de Buenos Aires.
Mon impatience
Enfin les premiers masques.
De loin, à la distance des œuvres de Musée
Poussiéreux, dans l’éclairage glauque de la réserve du Musée en travaux.
Masques anciens, récupérés de justesse avant la destruction prévue par le rituel.
Je les fixe, les masques hurlent, en clair obscure, racontent les grands coups de couteaux qui fendent le bois tendre des palos borracho.
Bruts, imparfaits, maladroits, ils racontent l’urgence de l’homme à façonner un visage miroir de l’âme de leurs morts.
Façonner une expression, un cri.
Ils sont encore plus effrayants dans l’ombre des rayonnages de la réserve, parés de trois ou quatre couleurs tout au plus, certains de plumes.
Sebastian et Mariana, deux anthropologues racontent les rituels ancestraux, comme dans les livres.
Traditionnellement, la fabrication du masque chané était soumise à des conditions strictes : l’homme devait aller seul dans la forêt et éviter tout contact avec les femmes et avec tout ce qui peut être considéré comme « féminin ». Il devait chercher un exemplaire « femelle » de l’arbre palo borracho. Enfin, il devait faire des offrandes au maître de la forêt, pour pouvoir prélever du bois sans déclencher des attaques de serpents, sans avoir des cauchemars, et sans tomber dans la folie ou la mort. Obtenir la matière première pour la fabrication du masque requierait donc tact et prudence. Ensuite, l’artisan devait tailler et décorer les masques du carnaval pimpim ou arête, contrairement aux autres masques, loin des regards...

Ils racontent comment la fête a muté avec l’arrivée des criollos, diluant le traditionnel rituel de la pachamama .
Rituel standardisé, associé au carnaval à des fins touristiques.
Les Chanés vivaient en autarcie, c’est le début de la fissure.
Je découvre.
Je comprends.
Je ne connaissais que les masques Chanés, achetés pour quelques pesos dans une boutique souvenir de Buenos Aires.
Masques destinés aux touristes.
Une série d’animaux de la selva, jungle du nord de l’argentine.
J’écoute.
Spectatrice alors que je voudrais toucher.
Trop de distance.
D’un coup les mots des chercheurs me lassent.
Tous les mots lus depuis Paris, entendus ici
Me sentir si près
Je veux toucher les masques, le bois rêche sous mes doigts.
Je suis impatiente.
Il faut partir vite.

Rencontre précieuse avec Diego Vilar
Une rencontre vivante.
Anthropologue, il a partagé la vie de la communauté Chané.
Riche rencontre, expérience incarnée, étudiée, digérée.
Chercheur.
Mix feeling, nostalgie, amertume, attachement.
Aujourd’hui quasi disparition du rituel.
Fête ultra alcoolisée, à peine les masques, parfois achetés dans les cotillones (magasins de farces et attrapes).
Traditions culturelles, savoir faire artisanal dénaturés.
L’argent de l’industrialisation arrivé dans la région a créé des besoins.
et un équilibre de vie étonnant mélangeant le rustique au moderne.
Difficile de revenir en arrière.

Le gaz naturel sous les pieds des Chanés
Délogés, expulsés de leurs terres, déplacés, utilisés, manipulés.
Malaise devant le double discours politique, exotique pour stimuler le tourisme, insensible à bien des revendications de base des communautés indigènes.
Je le sens en colère.
Triste.
Il me donne les codes d’accès.
Comment, qui, où.
Il trace un petit plan sur mon cahier.
Quitter la route 34.
Chemin, cailloux, terre rouge.
Campo Duran, Aguaray, Tuyunti, Ikira
Trouver Bernabé Diaz, Rafael Diaz, René Castro, Rafael Cabero, Vincente Centeno, Jose Acosta
Voilà.
En quelques traits, la petite communauté.
Et des mises en garde.
Les serpents dans la jungle.
Les camions bolides, sur la route 34 trop noire la nuit.
Les postes douanes et contrôles incessants de la route 34, passage frontière avec la Bolivie.
Le carnaval dévergondé, excité, électrique.
Tous les excès, tout est permis,
On est sauvage, sale, mal élevé, grossier, primaire, animal.

Il dit aussi le Blanc c’est l’argent.
Tu voyages, tu es l’argent.

Partir enfin vers ce je ne sais pas très bien quoi.
Le temps n’est pas le même pour les indiens Chanés.
Le calendrier semble approximatif.
Qui sait mon rdv sera peut être manqué.
Rien ne m’assure que Bernabé sera là.
Leur monde n’a pas été capturé par le digital.
Aucun moyen de prendre rdv.
… km pour rencontrer Bernabé, si il est là.
Bizarrement soulagement, apaisement.
Rien de fixé, hors de contrôle.
Trop souvent piégée par les règles de la société.
Je me sens comme un miroir.
Les règles m’envahissent comme une obsession.
Sentiment d’être une autre dedans.
Et le monde digital laisse peu de place au hasard, au désir.
J’accepte la possibilité du rendez-vous manqué.
Tous ces km depuis Paris pour peut être rien.
3 avions.
… km
Peut être quoi ?
L’histoire s’arrêtera t’elle à une sorte de quête ?

Enfin départ pour Salta.
Encore un avion.
Salta, ville du Nord de l’Argentine, capitale de la Province de Salta.
400 km de Campo Duran.
Le marché artisanal.
Les masques sont là, alignés.
Lisses et bien fait, comme ils plaisent aux touristes.
Un passage au Musée Ethnographique.
En travaux.
Les masques cachés.
Visionnage d’une vidéo, Bernabé Diaz apparaît.
Les images racontent la pauvreté, malnutrition, analphabetisation.
Je mesure.
Comment trouver l’attitude juste ?
Echange avec l’ethnologue qui me fait sentir comme l’Etrangère.
Panique intérieure.
Il retrace l’historique des communautés indigènes en Argentine.
Persécutées, utilisées, trompées, leur méfiance, leur pauvreté.
Des mots comme des barrières.
Sa prescription, protocole : lettre officielle, rencontrer le cacique, l’école…
Encore les règles.
Comme une espèce en voix de disparition, à protéger.
Comment apprivoiser Bernabé ?
Découragée, inquiète de ne pouvoir communiquer simplement.
Poids des codes.
Je pense à mon père.
Le bon sens campagnard.
Sa simplicité pour aborder les autres, peu importe ses origines.
Je ne veux pas attendre, je retrouve ce sentiment de l’enfance.
Aller vers eux à ma manière.
Aller vers moi même.
Aller voir moi même.
Je ne me sens pas si différente.
Ai-je tort ?

Enfin la route 34, mauvaise, je me rapproche lentement.
Voiture et chambre louées à Tartagal par précaution, petite ville ordinaire à une quarantaine de kilomètres de Campo Duran.
Sur la place une tienda artesanal (boutique d’artisanat local), je vois les masques.
Moins lisses, moins apprêtés, je sens enfin la main, la maladresse.
A Salta comme Tartagal, on se lève tôt puis ville morte entre 14 et 17 heures, la nuit tombe à 18 heures rendant la route dangereuse.
Attendre encore demain.
Partir tôt.
Retour sur la route 34.
Arrêts fréquents, la police des douanes me scrute, sur la route de la cocaïne, frontière avec la Bolivie.
Enfin une pancarte Campo Duran.
Je tourne à droite, chemin de terre rouge, de la couleur des masques.
A l’entrée du village, j’interroge une femme, je cherche Bernabé Diaz.
Elle pointe le doigt, maison d’en face.
Il est là, polo vert, il passe une main dans les cheveux.

Il est là c’est tout.
Ma chance, il n’est pas en el monte (le mont) à couper le palo borracho, pas à une feria artesanal (foire artisanale) comme son voisin René Castro.
Il sourit, peau brune et dents blanches.
Nous parlons.
Le temps s’allonge.
Il est étonné et heureux.
Je viens de tellement loin.
ça compte pour lui.
L’écouter parler longtemps de sa communauté, sa famille.
Les rituels, la tradition, le gouvernement.
Lien presque immédiat nous venons de la part de Diego, le chercheur.
Je sens parfois pointer ses inquiétudes qui s’apaisent aussitôt
Je suis là, je reste, je reviens demain et les autres jours.
Je le respecte, il le sent.

Enfin nous allons jusqu’à son taller (atelier) à l’air libre.
Comme une cabane.
Toit de fortune, il pleut souvent à Campo Duran.
Un amoncellement, comme un petit dépotoir.
Le linge sèche à côté.
Et passe un petit courant d’eau, des masques délavés, brisés, attendent d’être soignés.
La terre rouge tranche avec la végétation intense de la selva (jungle) nourrie par la pluie.
Des masques s’alignent sur des crochets de fortune. Ceux en bois bruts, sculptés au couteau, encore très grossiers.
Bernabé raconte, aujourd’hui les masques sont polis pour satisfaire les touristes.
Sur de grands cailloux plats, la palette des jaune, rouge, blanc, noir, ocre.
Il raconte la peinture faite avec les cailloux ramassés et pilés, le charbon mélangé à l’eau pour le noir, les herbes ou les fleurs pour les autres couleurs.
Pour ne pas salir les mains des touristes, depuis peu ils mélangent un peu de sève pour fixer le noir, créant un fixatif naturel.
Toutes les petites têtes en couleur uniforme attendent les autres couches, petits traits fins en rayures, pois, touches graphiques pour les poils ou plumes.

Plus loin d’autres masques.
Des visages, ce sont les masques du pimpim, carnaval Chané.
Rien à voir avec les animaux de la selva qui naissent par la mémoire et l’observation.
Ceux là feront carnaval mais seront revendus en marché parallèle.
Visages blancs surmonté d’une sorte de coiffe abritant une petite scène.
Peints à la tempera, un vert cru, du bleu, du rouge, jaune et noir.
Selon le rituel ancestral les masques du carnaval étaient détruits pour la paix de l’âme des morts.
On sacrifie le rituel au bon vouloir des acheteurs.
Chez les chanés on satisfait désormais les désirs des touristes pour survivre.
Parfois un caprice, l’un commande un masque d’éléphant ou girafe.
Bernabé regarde alors dans le grand livre d’images.

Je vois un masque de bouc, tout délavé avec des cordes qui pendent.
Il me plait aussitôt.
Bernabé dit : « celui là sent le Chané », les excès des carnavals passés.
Un rescapé
C’est la fin du carnaval dimanche, procession masquée, on attend du monde.
Bernabé raconte, on voit le plaisir sur son visage.
Comment les hommes sont entièrement masqués et couverts pour qu’on ne puisse pas les reconnaître.
C’est le moment où chacun peut faire tout ce qui est interdit.
Ce n’est pas une fête pour les enfants.
Tout est excès on y boit jusqu’à tomber, comme Bernabé qui tomba un soir de carnaval dans un trou de 12 mètres.
Comme un retour à l’état sauvage, animal, on se roule dans la boue.
Plus de règle de savoir-vivre
On est impoli, sans-gêne, sale dans l’anonymat du masque.
On transforme sa voix.

Le masque de bouc a ce côté sauvage.
Pas si lisse.
Les couleurs délavées par les fêtes, salies.
J’adopte les masques qui ne plaisent à personnes, trop sales et imparfaits.
Ceux là sont fait dans l’urgence, le désordre, sans retenue, avec les trippes.
Ultra expressifs, laids, des visages déformés.
La coca au creux des joues, comme tous les hommes du nord argentin.
Les têtes monstrueuses portent des peaux d’animaux ou des plumes.
Grâce à ma rencontre avec Diego et Augustina à Buenos aires, le lien se noue très naturellement.
Je souffle.
J’écoute.
Je me sens comme une enfant comblée
Magie de cette rencontre.
Je suis concentrée, assez silencieuse
Je veux garder ces moments
Ce face à face.
Bernabé raconte comment à huit ans il a commencé à fabriquer les masques
Transmission, d’homme à homme.
Ses souvenirs, le couteau qui frôle la poitrine de son frère quand il sculpte.
Petit passage par l’école, Bernabé s’en excuse, il sait peu de chose.
Même s’il ne situe pas la France c’est comme un miracle qu’on vienne de si loin.
Ce loin abstrait.
Voyageur, par les ferias artesanales (foires artisanales), il quitte peu Campo Duran.
Il vit en famille, avec les enfants, petits enfants.
Gabriel, son petit fils, le suit à la trace.
Le père du petit est mort dans les trafics de cocaïne en Bolivie.
La grande famille, les voisins, la communauté, presque tous les habitants de Campo Duran sont Chanés.

Le temps se dilue.
Les heures, les jours à écouter, à regarder.
Je sens parfois chez Bernabé comme un réflexe du discours pour les touristes, un peu piégé par ce rituel devenu gagne-pain.

Nous marchons dans le village.
Bernabé me guide, me présente.
La communauté vit des masques quand ce n’est pas par le bon vouloir des raffineries qui les utilisent par intermittence.
Et l’argent, est là aussi par intermittence.
Les Chanés sont dépendants mais barrent parfois les routes, seul moyen de pression.
Depuis 1950 les Chanés vivent en partie du gaz, avec le gaz.
Les usines abîment le paysage.
Et sur la 34, les 4x4 des industriels me doublent.

Je me réveille en pleine nuit.
La pluie.
Notre ennemie.
Je pense à Bernabé, pas de peinture ces jours-là, l’humidité rend le séchage impossible.
Celle qu’on redoutait depuis des jours rendra impossible la route.
Elle transforme les chemins de terre en boue rouge
Les rend impraticables
Si proche, le carnaval sera sans moi
Les Chanés resteront entre eux
J’attends qu‘elle cesse mais redouble.
Finalement le carnaval restera secret.
J’imagine les scènes
La procession, des diables criards couvert de boue dans la lumière des feux, le tambor (tambour) répétitif, assourdissant.
C’est peut-être mieux, le carnaval leur appartient.

De retour :
Comprendre le sens du voyage de recherche.
Je ne suis pas chercheuse, pourtant.
Je ne suis pas venue trouver seulement l’inspiration.
Au delà de mon attirance pour le métissage, l’hybridation.
Voyage initiatique ?
C’était comme une libération.
Si loin d’ici.
S’éloigner.
S’immerger dans une autre vie, mon besoin de retrouver un sens, un rythme.
Ici je me sens vivre comme à contre-courant, contre-nature.
La tête a trop souvent le contrôle.
Retrouver le sens primitif du mot faire.
Bernabé façonnent avec ses mains les petites têtes.
Il fabrique avec son corps, grimpe sur el monte pour couper le palo borracho, sculpte, peint dans son atelier de fortune.
Voyant Bernabé je comprends mon besoin des moments à faire, faire exister physiquement.
Tout ce temps passé à imaginer les idées, les projets.
Trop souvent je me sens secrétaire qui bâtit des concepts.
Je vends des idées, des mirages.
Je me suis éloignée du dessin, à remplir des formulaires.
Je me suis soumise, pliée aux demandes, aux obligations pour tenter de rentrer dans le rang, de séduire, domestiquer mes traits.
Comme à l’envers un processus, vendre quelque chose qui n’existe pas, qui n’existera pas sans trouver l’argent.
Mon cerveau, mes mains sur le clavier, l’écran qui fait écran au désir.
Des dessins comme des masques, qui cachent.
Ecouter mes dessins, les derniers s’appellent « les mains libres », « champ libre »
Se salir les mains.
Rester caméléon pour la souplesse et la curiosité pour toutes formes d’expression, ne pas se fondre dans le décor.
Désobéir, rester sauvage.
Je comprends.
S’affranchir.
Regagner mes espaces de liberté.
Tomber le masque.

Gwen Le Gac, juin 2017

Appendice :
Echanges à Buenos aires.
A mon arrivée j’ai rencontré Yann Lorvo, directeur de l’Institut français en Argentine et son équipe Hélène Kelmachter, attachée culturelle et Mateo Schapire, adjoint pour la promotion et diffusion du livre français en Argentine.
Echange très enthousiaste et constructif puisque nous avons programmé des ateliers pour les enfants d’écoles franco-argentines et de l’alliance française.
En France le principe des rencontres et ateliers dans le système scolaire est très développé ce qui n’est pas le cas apparemment à Buenos Aires où les auteurs le font plutôt de façon promotionnelle par leur maison d’édition.
J’ai donc senti un vif désir de la part des enseignants pour ces rencontres et ateliers.
Alors qu’en France le travail des rencontres commence, pour moi, à être trop routinier et superficiel, cet enthousiasme a redonné tout le sens du partage.
Dans mon travail de création je suis très inspirée par le mélange des cultures, l’ailleurs, le métissage, précieux travail sur la langue avec les enfants curieux.
Nous somme d’ailleurs un peu frustré de ne pas avoir pu le développer davantage, mon emploi du temps ne le permettant pas.
J’ai gardé de très bons contacts avec les enseignants et nous gardons espoir de pouvoir prolonger et renouveler cette expérience de façon plus développée et ambitieuse.
J’ai également rencontré plusieurs éditeurs de littérature de jeunesse ainsi qu’une organisatrice du Salon de littérature pour enfants, le Filbita, pendant la foire internationale du livre à Buenos Aires.
Nous partageons tous ce vif désir de passerelle entre la France et l’Argentine.
Ma rencontre avec l’institut français de Buenos Aires, notre volonté de voir mes livres traduits en langue espagnole et présents à la librairie française de Buenos Aires, nos efforts communs, je l’espère, n’est que le début d’un processus de collaboration encore et toujours vers l’ouverture sur le monde.